5 septembre 2020
Le Covid va-t-il tuer les grandes villes?
Le confinement, en réponse à la pandémie de Covid-19, a modifié la perception de l’espace géographique de milliards de personnes. Des semaines durant, les interactions sociales et professionnelles sont passées par des technologies numériques qui ont réduit la distance physique et brouillé les frontières entre monde numérique et monde réel. Cette expérience socio économique sans précédent risque d’avoir des effets durables, transformant potentiellement de nombreux aspects de nos vies et incitant en fin de compte les gens à réfl échir au choix de leur domicile. La hiérarchie entre centre urbain et périphérie, prédominante dans le monde occidental depuis la première révolution industrielle, pourrait être bouleversée. Les économistes tentent depuis longtemps de comprendre ce qui fait cette spécificité des villes. Il y a plus d’un siècle, Alfred Marshall affirmait que la proximité crée une atmosphère idéale pour les entreprises qui travaillent dans un même secteur d’activité. Comme il l’a dit, il y a quelque chose «dans l’air» qui permet aux idées de circuler librement d’une entreprise à l’autre, ce qui leur inspire continuellement de nouvelles inventions. En outre, les industriels d’une même région ont tendance à avoir facilement accès à un grand bassin de main d’oeuvre qualifiée et à des fournisseurs spécialisés. Historiquement, les entrepreneurs souhaitaient également réduire leurs coûts en se trouvant à proximité des marchés où leurs principaux intrants étaient produits et où leurs produits étaient vendus. Inévitablement, alors qu’une ville prospère et attire davantage de talents et de capitaux, beaucoup d’autres villes deviennent moins pertinentes d’un point de vue économique. C’est pourquoi il y a toujours eu des hiérarchies urbaines clairement perceptibles, qui correspondent à des disparités de richesses. Mais cette tendance n’est pas uniforme dans tous les domaines. Dans un pays fortement centralisé comme la France, par exemple, la plupart des activités économiques sont concentrées à Paris, alors que dans un pays fédéral comme l’Allemagne, elles sont plus équitablement réparties entre les régions.
Moins de regroupements physiques
Dans tous les cas, les grandes villes continuent de prospérer et de croître, alors même que la mondialisation et la baisse des coûts de transport poussent de nombreuses entreprises à diffuser leur capacité de production dans le monde entier. La raison de cette expansion urbaine continue est simple: les emplois fondés sur la connaissance dans les centres technologiques et financiers dépendent dans une large mesure d’interactions en face à face qui permettent à ceux qui les maintiennent de garder une longueur d’avance. C’est pourquoi, par exemple, les brevets sont positivement corrélés avec la taille de la ville. Mais les nouvelles technologies pourraient bien réduire les incitations aux regroupements physiques, ce qui risque bien de modifier les hiérarchies urbaines. Les plateformes numériques, en particulier, offrent des possibilités d’interactions sociales et professionnelles à distance. La téléconférence, les outils de collaboration virtuelle, les applications de rencontres et de nombreuses autres innovations ont tous été des outils efficaces pour tirer parti de certains avantages de l’agglomération à distance. Ce potentiel, évident avant la pandémie, se réalise à présent à grande échelle. Si la demande de rencontres en face à face devait décliner de manière permanente, les coûts d’agglomération de villes surpeuplées, polluées et coûteuses pourraient commencer à l’emporter sur les bénéfices, poussant même les professionnels qualifiés vers des villes plus petites, où ils joueraient d’un plus grand pouvoir d’achat et d’un niveau de vie plus élevé. Dans le passé, quand les gens ont quitté des villes sur le déclin, il s’agissait de rejoindre une capitale et ses opportunités d’emploi en se ralliant à un nouveau grand pôle urbain. Mais à présent, le mouvement pourrait s’orienter dans la direction opposée: des zones urbaines riches vers les zones économiquement défavorisées, où ceux qui ont un revenu disponible peuvent jouir d’une vie bien meilleure tout en conservant des emplois dont le siège est situé ailleurs.
La mort de la ville?
Cela ne signifie pas que la «mort de la ville» soit en ligne de mire. La vie virtuelle ne se substituera jamais de manière équivalente aux interactions en face à face, tout comme la plupart du mouvement ne se fera pas vers une existence ermite dans les campagnes, mais plutôt vers des villes plus petites et de taille moyenne. En outre, les marchés du travail imposeront toujours des limitations strictes. À ce jour, environ un tiers des emplois aux États-Unis et en Europe peuvent être exercés à distance. Et en fin de compte, les villes où les emplois sont officiellement basés conserveront relativement toujours plus de pouvoir économique que les autres. Néanmoins, une repopulation même partielle et progressive des zones moins développées pourrait apporter des avantages considérables, en contribuant notamment à réduire les divisions régionales qui ont été exploitées par les politiciens populistes de tous les pays occidentaux ces dernières années. Selon l’économiste Enrico Moretti de l’Université de Californie à Berkeley, l’introduction d’un emploi hautement qualifié dans une économie locale tend à créer au moins cinq emplois moins qualifiés, contribuant ainsi à augmenter le niveau de vie de tous ceux qui vivent dans la même région. Ainsi, avec le temps, l’afflux de travailleurs qualifiés dans les villes auparavant marginalisées pourrait créer des économies locales plus dynamiques et plus robustes, préparant ainsi le terrain à un modèle de croissance plus équilibré d’un point de vue géographique et socio-économique. Les pouvoirs publics devraient chercher à faciliter une telle transition en construisant des infrastructures numériques adéquates dans les zones périphériques, en fournissant des crédits d’impôt pour les délocalisations et en élargissant les incitations au travail à distance. En Europe, où des milliers de villes ayant des siècles d’histoire ont été complètement dépeuplées, les avantages de telles mesures seraient énormes: cela permettrait notamment d’atténuer les disparités géographiques bien plus efficacement que par la levée d’impôts plus lourds sur l’élite urbaine. Il y a quelques mois encore, les mégapoles étaient l’avenir. Mais dans un monde post-pandémique, la ville de taille moyenne aura beaucoup de caractéristiques qui plaideront en sa faveur.
Source: L’Echo, 5 septembre 2020